mardi 20 septembre 2016

Pause déjeuner



Chantal Mulligan et Michel Gros Dumaine
 
 
 

(Appel au 05 75 12 34 35 - 13 heures 08)

 

C’est peut-être parce que la voix de mon GPS ressemble à celle

de ma mère. C’est peut-être ça. Elle me dit « à gauche » et c’est

plus fort que moi, comme si toutes les forces cosmiques me

poussaient à droite, tu vois ?

A droite, oui, j’ai pris à droite… et puis après, à droite aussi,

ensuite à gauche, puis tout droit, à droite, à gauche, je ne sais plus,

c’était jamais dans le bon sens, jamais dans la bonne direction, j’ai

cru devenir fou.

J’en sais rien. Je ne sais plus sur quelle bretelle d’autoroute j’ai

fini par m’engager. Mais à l’entrée du village, ma mère n’arrêtait pas

de m’engueuler dans les enceintes : « Demi-tour ! Demi-tour ! »

Elle m’épuise, elle m’a toujours épuisé. J’étais épuisé, tu

comprends ?

J’ai coupé le moteur.

Non, pas sur la bretelle d’autoroute, à l’entrée du village, enfin,

un peu plus loin que l’entrée, je me suis garé sur la place.

Aucune idée.

Le village a un nom qui se termine par « euil » ou par « eille »

Non, je ne regardais pas mon GPS. Quand je conduis, je regarde

la route.

Les panneaux de signalisation, j’aurais réussi à les déchiffrer si je

n’avais pas oublié mes nouvelles lunettes sur ton bureau.

Ben non, j’y suis pas. Remarque, si j’y étais, je ne t’aurais pas

appelé pour te dire que j’y suis pas.

J’ai déjeuné dans un bistrot du village.

Un problème ?

Non, je parle au patron. Il n’accepte pas la Carte Bleue. Attends.

Marc, je crois qu’on a un souci avec l’addition, je te rappelle.

 

 

 (Appel du 06 76 13 35 36. 13 heures 09)

 

Mais qu’est-ce tu glandes, ça fait deux heures que j’attends ton

appel ? T’es encore paumé malgré le GPS qui m’a coûté une

fortune pour soigner ton sens merdique de l’orientation !

Lâche-moi avec ta mère, tu veux ? Le seul tort qu’elle ait eu

c’est de te concevoir handicapé. T’es pas foutu de reconnaître ta

droite de ta gauche ? T’as bien pris à droite après la sortie de

l’autoroute ?

T’as pris la bonne sortie au moins ?

Bon, laisse tomber ta mère, elle te TOC ! Arrête-toi et coupe le

moteur.

Pas sur la bretelle d’autoroute, j’espère !

Une place. Ok, ok et il s’appelle comment ton village avec sa

place ?

Comment ça aucune idée, il n’a pas de nom ton bled, il n’a pas

de panneau non plus, tu sais celui qui se trouve la plupart du

temps à l’entrée pour renseigner les paumés de ton acabit ?

Oh ! Epargne-moi ta méthode syllabique ! T’as regardé MON

GPS au moins ?

Et évidemment, t’as pas lu le panneau.

Donc, tu n’es pas à l’auberge du Faisan bleu ?

Bon alors tu es où maintenant ?

Tu picoles déjà ?

Oui, c’est un problème. Tu le sais mieux que moi et tu veux que

je te dise…

Si tu crois que j’ai que ça à faire !

On a ? Mais c’est toi qui a un souci. C’est ça, rapp…

dimanche 11 septembre 2016

Legato

 
 

Préambule.
 
Le trois juillet mil neuf cent cinquante deux à dix neuf heures trente est né quai de la Charente le premier garçon d’une famille en construction, reconnu par le père selon déclaration du quatre juillet mil neuf cent cinquante deux à dix heures et qui lecture faite, a signé avec Nous Pierre B., chevalier de la légion d’honneur, adjoint au Maire, officier de l’Etat Civil, par délégation.

Voilà donc, pour moi qui suis désormais être-là, une bonne chose de faite. Un réel bien estampillé, incontestable. Un état de fait irréversible. Un prélude destinal. Glissera-t-il peinard vers la fin d’un siècle déjà bien entamé ? Cela reste à voir. Car pour l’heure, lecteur pressé de tourner la page, l’acte d’officialisation de ma présence dans notre monde n’offre aucune certitude en ce sens. Pas plus d’ailleurs qu’il ne fait acte à penser que ce fut une fête, qu’il y avait là de la joie, que surgissait un miracle nouveau venu transcender celui des Trente Glorieuses où se tenait béate et travailleuse la génération de mes géniteurs (et des tiens, non ?).