mardi 27 octobre 2015

Baby blues.



« Tu la vois ? Tu la vois toujours ? Tu la vois encore, et hop, tu ne la vois plus ! »
 
 
 

Et il y eut comme un grand bruit de gamelle. Une sorte de bling-bling populaire. La petite balle de liège avait bel et bien disparu dans un ultime coup de barre. Je regardais mon bourreau et sa figure de mauvais songe. Lentement, très lentement, ce sadique tirait vers lui la dernière pastille bleue qui marquait le score. Elle officialisait la fin de la partie et remballait mon désir de victoire. Je balbutiais quelques remerciements pour masquer la taille de mon désappointement. Il m’ignorait le pleutre et s’occupait, indifférent, très indifférent, à l’écrasement d’une cigarette dans le cendrier du babyfoot. Je venais de perdre in extremis (9-10) enfumé par la clope d’un australopithèque. C’était le pire de ce qui pouvait m’arriver de coups tordus dans ce bar de quartier. J’avais à peine dix ans. Je ne buvais pas encore. J’étais seulement désappointé par ma petite taille. Et ce grand benêt de quinze ans, fier de ses poils, venait de mettre un terme à mes velléités de croissance, de me coller le baby blues.

C’était une très belle femme. Grande et svelte pour sa génération. À l’allure sportive et décidée. Elle ne portait pas les rondeurs qu’on accordait alors à la féminité. Ses cheveux bruns et courts, ses yeux sombres et sans fard lui donnaient un air lisse et froid. Comme une esthétique savamment calculée qui n’offrait aucune prise. Elle paraissait insaisissable, ma mère, tendue vers une autre destinée de femme. Comme un refus de l’ancillaire où ses pontes successives l’avaient un temps convoquée.

Je fus convoqué, à mon tour, le trois juillet mil neuf cent cinquante deux à dix neuf heures trente précises, clinique Saint-Cybard, sise quai de la Charente. Je m’y présentais, ponctuel, inquiet aussi d’une convocation au-delà des heures ouvrables. Comme si ma venue au monde avait à prendre les atours d’une ontologie clandestine. Comme si, dans ce décalage temporel, la rencontre s’offrait la chance infime d’une spatialité partageable.

Avait-elle vu la même chose que moi ce jour-là ? Je le suppose aujourd’hui, malgré l’agitation du post-partum et ses traces de méprise. Oui, elle m’avait regardé comme je me regardais moi-même aujourd’hui sur cette photo d’un autre âge aux bords blancs et dentelés.

Seul et nu, posé sur un coussin de soie chamarré !

Voilà bien une image qui pourrait être banale et anonyme si je n’avais sous les yeux cette figure rondouillarde, laiteuse, au regard noir et perçant qui me regardait, comme si je devais répondre d’une familiarité perdue. J’oubliais un instant cette injonction supposée pour porter mon regard sur les formes floutées qui formaient le décor où posait dans une cambrure instinctive cette vie débutante. Un mur semblait constituer la totalité du fond de l’image. Partagé par moitié d’une tapisserie dessinée de bandes verticales d’une dizaine de centimètres de largeur qui alternaient un gris clair et une variante plus sombre, l’autre moitié laissait deviner une masse noirâtre, tachetée de zones blanches dans la partie haute, comme une sorte d’immense vaisselier. L’éclairage venu de la droite et entièrement dévolu à la mise en valeur du premier plan (où je résidais) donnait une impression de profondeur caverneuse. Un gouffre sombre d’où surgissait cette forme post-embryonnaire, cette esquisse humaine compacte et larvaire, disproportionnée. La tête dirigée instinctivement vers l’objectif, tel un hochet de stimulation sensorielle, donnait cette impression d’excroissance démesurée, monstrueuse, posée sur ce qu’il me paraissait inconvenant de nommer un corps tant sa masse, faite de bourrelets, de plis, de creux, de bosses, de bombements concaves et convexes, donnait plutôt l’impression d’une confiserie de gélatine ou de guimauve. Une figure ronde comme une pleine lune (bouffie, surmontée d’un crâne duveteux, flanquée d’yeux ronds aussi, d’un nez retroussé à l’allure porcine et d’une seule oreille visible mais surdimensionnée) renforçait plus encore l’étrangeté de cette chose que je souhaitais laisser hors de mon intimité comme elle le fit aussi.

Ma mère, je ne lui en ai jamais voulu. Je buvais des coups dans les bars et je savais la difficulté de parer au baby blues.

 

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